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27 mai, 2021

 

La première fois que j’ai vu le travail de Tania Love remonte à 2017, au sein d’une exposition de groupe intitulée Living Well, présentée à la galerie et boutique Craft Ontario. Je me souviens avoir été frappée par cette rangée ordonnée de longs panneaux de papier épais, froissés et peints. Vu la nature texturée de l’œuvre, j’étais envahie par le désir de promener mes doigts le long des formes ondulées et colorées d’un profond bleu de Prusse. Tout en réfléchissant à la mise en forme de l’exposition Les yeux dans l’eau, je me suis souvenu de ce moment intime que j’ai eu avec l’œuvre de Tania, son effet invitant et apaisant qui suscite l’envie de se plonger dans le plus bleu des océans.

En échangeant avec l’artiste, j’ai pu entrevoir le processus derrière la série sculpturale waves (2017), dans lequel le papier Kozo est d’abord peint avec un mélange de composés de fer, puis intuitivement plié et exposé au soleil. Les conditions environnementales et le temps d’exposition du cyanotype peuvent être devinés par les observateur.trice.s attentif.tive.s et connaisseur.se.s en prêtant attention aux variations subtiles de bleu dans chacune des pièces. Comme les plans d’eau qui nous entourent, les vagues créées par l’artiste sont en synergie avec le soleil. L’œuvre waves (2017) n’est pas la seule recherche artistique inspirée par l’eau dans le corpus de Love. Pendant des années, l’eau s’est progressivement taillé une place dans sa pratique. Alimentée par une conscience aiguë de son environnement, Love observe que malgré l’inaccessibilité du bord de l’eau de Tkaronto/Toronto pour le loisir, ses berges font partie intégrante de la psyché collective des habitants. Elles informent les points de repère à travers les quartiers et l’orientation spatiale.[1]

Le corpus d’œuvres sélectionnées pour Les yeux dans l’eau soulève des interrogations quant à notre rapport à l’eau en tant qu’expérience incarnée et matérielle. Ces explorations révèlent comment l’eau influence notre système résidentiel urbain et rural, tout en exposant son rôle dans le discours de la modernisation. L’eau est donc présentée comme beaucoup plus qu’un espace culturel et physique.C’est une entité socio-économique qui devient un outil sous l’égide du progrès, une propriété à baliser avec de la réglementation territoriale.

Dans son exposition solo Pathways (2019) présentée au Mississippi Valley Textile Museum (un monument historique situé à Almonte, en Ontario – territoire non cédé d’Omàmiwinini), Love met en lumière un modèle récurrent d’établissement industriel et d’extraction des ressources dans les villes nord-américaines. Au cours de la première révolution industrielle, l’hydroélectricité a accéléré la migration rurale vers les villes, tout en exacerbant la délocalisation des populations autochtones en raison de nouvelles opportunités de fabrication. Tout comme Almonte, les bassins versants des Cantonsdel’Est ont fourni l’énergie nécessaire à l’alimentation d’usines d’envergures. Mes recherches sur le Mississippi Valley Textile Museum ont mené à une découverte intéressante qui relie directement Almonte et Sherbrooke. George Stephen, premier baron Mount Stephen, qui est principalement reconnu pour son rôle en tant que directeur de la Banque de Montréal et sa présidence du Chemin de fer Canadien Pacifique, a aussi fait fortune dans l’industrie textile à la fin des années 1860 et au début des années 1870. Stephen a investi dans la filature de laine Rosamond (où l’on retrouve maintenant le musée du Textile), et a également financé l’établissement de la Paton Manufactory Company à Sherbrooke, tout comme la création de la compagnie de traitement de la laine Adam Lomas & Son.[2] C’était excitant de percevoir l’interdépendance des expériences sociales, des récits économiques et des perturbations environnementales causés par une utilisation spécifique de l’eau. À travers les corpus waves (2017), pathways (2019) et reflections (2019), on peut lire les tensions entourant la marchandisation de l’eau pendant la première révolution industrielle et les préoccupations environnementales qui en découlent. La pratique de Love invite le public à considérer notre relation avec la nature comme un équilibre délicat entre l’habitat intérieur (expériences corporelles) et extérieur (environnements artificiels et naturels) de l’eau.[3]

Les œuvres de Love enregistrent divers mouvements dans le creux des plis du papier Kozo, dans l’illustration de la circulation de l’eau de pluie dans les fissures des rues de Toronto et la représentation de la danse chatoyante de la lumière du soleil sur les ondulations d’une rivière. La relation incarnée que nous partageons couramment avec l’eau est omniprésente dans le processus de réflexion de Love, alors qu’elle dresse des parallèles entre la façon dont l’eau s’écoule autour de nous et en nous. Les modèles d’eau que l’on trouve sous terre, dans nos rues ou sur une carte géographique ressemblent à nos artères et veines, annexant le corps humain à un réseau plus large de fluides.[4]

Alors que nous traversons toujours une pandémie mondiale et une crise environnementale, l’eau a pris une autre dimension dans nos vies. Un échange avec Tania Love me vient en tête. Elle y affirme : “I feel more deeply how much water is thoroughly embedded in our days … the moist droplets carrying the virus juxtaposed to the cleansing, [the] life-saving quality of washing our hands, the tears we cry and the water that revitalizes …” [5]

Cette pensée a été émise tandis que nous discutions de notre évolution relationnelle avec les fluides depuis le début du confinement. Et donc, je vous pose la question, quelle est votre relation avec l’eau depuis la pandémie?

 

 

[1] Tania Love, email message to author, May 31st, 2021

[2] Alexander Reford, “STEPHEN, GEORGE, 1st Baron MOUNT STEPHEN,” in Dictionary of Canadian Biography, vol. 15, University of Toronto/Université Laval, 2003–, accessed May 31, 2021, http://www.biographi.ca/en/bio/stephen_george_15E.html.

[3] Tania Love, email message to author, May 31st, 2021

[4] Tania Love, email message to author, May 31st, 2021

[5] Tania Love, email message to author, November 5th, 2020